Où en est la négritude dans les années 2000 ?

Béatrice Passot Boyer

Escuela de Lenguas Modernas

Universidad de Costa Rica

Résumé

Cet article est le résultat d'une réflexion autour de la littérature francophone d'auteurs noirs africains ou d'origine africaine afin de comprendre si aujourd'hui encore on peut parler de négritude dans le sens que lui donnèrent Sedar Sanghor et Césaire. Nous verrons que les diasporas, les jeunes issus de l'immigration n'ont souvent de l'Afrique que des images multiculturelles, d'un continent mêlé qui transparait dans une histoire hybride et dans une langue française qui ne peut pas transcrire la culture dans son entièreté.

Mots-clés : négritude, créolité, antillanité, post-africanisme, migritude, mondialisation, Afropolitains, Afropéens, littérature francophone

Resumen 

Este artículo es el resultado de una reflexión sobre la literatura francófona de autores negros africanos o de origen africano con el afán de entender si todavía se puede hablar de negritud, en el sentido que le dieron Sedar Sanghor y Césaire. Veremos cómo, en las diásporas, los jóvenes provenientes de la inmigración tienen generalmente solo imágenes multiculturales de África, de un continente mezclado que aparece dentro de una historia híbrida y con un idioma francés incapaz de transcribir la cultura en su integralidad.

Palabras clave: negritud, criollo, antillano, posafricanismo, migración, globalización, afrocaribeño, afro, literatura francesa

Recepción: 09-08-18 Aceptación: 01-10-18

« L’odeur de la francophonie parfume ma pensée. Sa couleur peint mon esprit.

Sa saveur assaisonne mon âme. Et sa beauté décore ma vie »

Micky-Love Mocombre

Introduction

L'idée de cet article ne nous est pas venue fortuitement car est la résultante d'un travail de réflexion demandé dans le cadre du cours de littérature francophone du Master 1 de l’Université d'Artois, France, dans le cadre du parcours FLE-FLS et Français sur Objectifs Spécifiques dans les milieux scolaire et entrepreneurial. Nous devions analyser un aspect de la littérature francophone et en tirer des conclusions à la lumière d'un certain nombre d'arguments d'actualité récente.

Au moment de choisir l'axe de travail et la réflexion aidant, la Négritude nous a paru un thème intéressant en ce sens qu’au-delà de la position politique d’Aimé Césaire, il y avait la position profondément humaniste de Léopold Sedar Senghor, à la recherche d’une identité culturelle de son continent blessé et meurtri par l’histoire. Mais aujourd’hui, l’Afrique n’est plus celle de Sedar Senghor, ni l’Europe, ni l’Amérique d’ailleurs dès lors que de nombreuses diasporas de langue française se sont installées de gré ou de force sur de nouveaux continents.

En ce qui concerne l’étude des écrits des auteurs d’origine africaines de langue française et des Antilles, les Etats-Unis ont été les premiers à ouvrir des chaires d’études universitaires spécialisées. Pourquoi la France met-elle tant de temps ? Est-elle encore aux prises aux affres du post-colonialisme ?

Nous n’en parlerons pas, nous resterons dans le champ de l’incroyable dynamisme de tous ces auteurs ouverts sur le monde et nous disons bien ouverts, et non écartelés…

Contexte de l’étude

Bien qu’ayant passé quelques années d’enfance dans un environnement de culture malgache et originaire de l’île de La Réunion, donc nous-même créole, nous sommes aujourd’hui fort loin du contexte francophone depuis plus de 35 ans, de par notre situation géographique, au Costa Rica, petit pays d’Amérique centrale, membre observateur de la OIF depuis 2014, mais de langue espagnole et l’accès aux documents de littérature francophone moderne est relativement réduit. C’est la raison pour laquelle, avec une totale méconnaissance du sujet, mais dans l’intention d’en savoir plus, notre cheminement pour obtenir des données de travail s’est fait un peu au hasard des découvertes de la toile d’araignée qu’est internet, découvrant çà et là des « mots-clés » pouvant apporter quelques éléments de réponses ou de réflexion pour le sujet choisi.

Les mots-clés qui ont guidé l’étude ont été au départ : Négritude, créolité, antillanité, migritude, mondialisation, littérature francophone.

Démarche adoptée

Le sujet choisi étant celui de la présence ou de l’absence de la Négritude dans la littérature francophone des années 2000, nous n’allons pas nous appesantir sur la définition même de ce courant. Nous reprendrons simplement les termes clairs et précis qui nous sont donnés lors de notre approche universitaire.

A savoir:

Selon Aimé Césaire1

Selon Léopold Sedar Senghor :

Nous essayerons d’ébaucher une rapide discussion de l’acceptation ou non du terme Négritude aujourd’hui, pour nous pencher un peu sur l’universalité des auteurs créoles (au sens très large du terme) et de l’impact sur leurs
lecteurs. Nous travaillerons essentiellement sur l’Afrique, afin de ne pas nous disperser et de rester dans un cadre géographique déjà immense, les Antilles et Haïti présentant une problématique que nous considérons différente.

Argumentation

La Négritude. Si la Négritude vit encore au sein de l’écriture, c’est sous la vision de Senghor et non pas celle de Césaire. Un fort intéressant article de D. Epko (2010) nous éclaire sur ce point. Jusqu’à présent la Négritude était considérée le fait d’une et même pensée de ces deux hommes et la complicité du Guyanais L.G. Lamas, mais D. Epko désolidarise le terme en rendant à chacun son optique originelle.

Alors, aujourd’hui, quelle est cette Négritude qui survit et sous
quelle identité ?

Bien que la Négritude soit morte, et à juste titre, Senghor, au-delà de la Négritude est encore très vivant. Enterrer Senghor avec la Négritude est venu de l’erreur de traiter les deux comme un seul et même monolithe racial-culturel. En sauvant Senghor de la Négritude le premier mouvement à faire est (…) de décompresser la Négritude en deux doctrines distinctes mais partiellement liées, le deuxième mouvement consiste à fortifier le Senghor ressuscité avec un nouveau concept appelé post-africanisme 
(p. 178, notre traduction2).

Ce départ d’une nouvelle Négritude n’est donc plus vraiment politique, mais culturel. Epko l’appelle d’ailleurs « senghorisme » ou seconde Négritude. On dit de Senghor qu’il « a mobilisé l'esthétique - l'art, la poésie, la musique - et lui a assigné le rôle essentiel de la transfiguration du passé dans le but d'assurer aux Africains existentiellement la validité inhérente et l'honneur de leur propre civilisation » (p. 179, notre traduction3). Mais il faut aller plus loin et voir l’avenir, mais au-delà d’un nationalisme culturel qui était la vision de Césaire. L’Afrique est cet immense continent, notre berceau à tous, connu et si inconnu et pour nous, le mot Négritude représente une révolte émotive au rejet dû à l’ignorance. Par ailleurs ce terme nous semble vouloir trop étreindre en ce sens que le continent est immense, mosaïque sans fins et au découpage destructeur du colonialisme et dont le chemin vers le « modernisme occidental » est parfois passé par les mains de ceux qu’Ekpo appelle des « psychotiques ».

Le terme de Négritude, à connotation passéiste, et que Sartre considérait comme éphémère, semble cependant aujourd’hui dépassé car ne correspondant plus à cette Afrique hors du continent et en route vers l’avant. Cependant le philosophe Jean-Toussaint Desanti (1914-2002), camarade de promotion à l'École normale d’Aimé Césaire et cité par Souleymane Bachir Diagne (2009) a écrit :

La Négritude, telle qu'elle a été dénommée par Aimé Césaire, est un terme symbolique, on pourrait mettre au lieu de Nègre n'importe quoi d'autre, pourvu qu'on désigne par-là une communauté qui revendique son passé, une communauté qui revendique son avenir,
une communauté qui est souffrante relativement à son passé et en état d'espérance relativement à son avenir. À ce moment-là, rien de plus universel que ce que désigne Négritude (p. 9).

La créolisation. Edouard Glissant au contraire, préfère parler de créolisation. Pour lui, dans le mot Négritude il entend un écho de lutte. Il indique à ce propos :

Partout où des Noirs sont en danger en tant que Noirs, la Négritude persiste comme force de résistance. Mais la créolisation est une autre force de résistance : c'est ce que représente Barack Obama pour les États-Unis. Cela ne veut pas dire qu'il abandonne la force de la Négritude, mais qu'elle n'est plus la seule à opérer (Glissant, 2009, p. 113).

Et il conclut : « le point le plus important, à mon avis, pour les Noirs d'aujourd'hui, c'est de se demander comment être Noir en allant vers l'autre. » Dans son livre Traité du Tout-monde, il affirme :

J'appelle créolisation la rencontre, l'interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures dans la totalité réalisée du monde-terre. [...] Les exemples de créolisation sont inépuisables et on observe qu'ils ont d'abord pris corps et se sont développés dans des situations archipéliques plutôt que continentales. Ma proposition est qu'aujourd'hui, le monde entier s'archipélise et se créolise [...]4.

Et cette créolisation ne se vit pas qu’aux Antilles ou sur les îles, mais elle est partout, en Amérique et en Europe, car l’Afrique y a aussi son histoire ancienne et contemporaine. Esnest Pépin, cité par D. Cadasse (2004) le dit bien : « De multiples créolisation sont à l’œuvre dans le monde parce que nous sommes devenus une terre d’immigration ».

De ce fait, si on parle de littérature négro-africaine, par ailleurs,
J. Keba Tau (2005, p. 79) s'interroge : « où rangerait-on alors les productions des Africains ayant vécu ou vivant en exil et qui, à forte raison, n’ont jamais connu l’Afrique » et on constate qu'on parle alors en parallèle de littérature haïtienne, antillaise, mais où se place le Haïtien qui vit au Québec (Nous pensons par exemple à Dany Laferrière, de l’Académie française) ou Daniel Maximin, de Guadeloupe, vivant à Paris. La dénomination de littérature créole nous convient plus particulièrement, bien plus que Négritude, car elle contient la composante de métissage, de croisement des peuples et des Histoires (avec H majuscule). Mais encore au-delà de la créolisation, on parle également de « migritude », terme donné par J. Chevrier en 2002 et cité par
S. Lavigne (2011) pour qui ce néologisme réunit la Négritude à la migration, tenant ainsi compte des diasporas. C’est ce terme qui, au-delà de tout nous parait le plus approprié.

La migritude. Les écrivains africains ou de la diaspora sont aujourd’hui, pour bon nombre d’entre eux, nés un peu avant ou bien après la décolonisation. « Ils déclarent que leur œuvre porte un caractère universel car elle est consacrée non seulement à l’Afrique mais au monde entier » (Naydenova, 2012, p. 86) et le thème de l’exil est souvent central dans ces œuvres, dans et hors du continent. Il y a des Afriques,
comme il y a des littératures africaines. S. Lavigne cite encore J. Chevrier qui a écrit : « Les écrivains de la migritude tendent en effet, aujourd'hui, à devenir des nomades évoluant entre plusieurs pays, plusieurs langues et plusieurs cultures, et c'est sans complexes qu'ils s'installent dans l'hybride » (p. 16) et elle ajoute quelques lignes plus loin  : « Le courant de la négritude ne touche plus les jeunes générations qui lui reprochent son traditionalisme, et ses compromissions avec la bourgeoisie et même avec l'ancien colonisateur ». Il en ressort donc que selon elle, le discours de ces auteurs est décentré par rapport à la réalité africaine, mais il s’agit de leur vision, de leur perception, de leur vécu.

Ces auteurs, justement, dont nous pouvons citer A. Mabanckou, S. Tchak, L. Mushita, D. Niangouna, P. Ndiaye, R. Diallo et A. Mbembe, sont-ils lus dans leurs pays d’origine ? Ecrivent-ils pour les concitoyens de leur pays d’origine, ou pour les Africains, ou pour les diasporas, ou pour les lecteurs francophones de tous horizons ?

Le post-africanisme. Toujours selon Epko, le post-africanisme, c’est l’Afrique résolument tournée vers un avenir créatif et nous rajoutons, dans et hors du continent. En ce sens, Achille Mbembe indique que « la pensée de l’Afrique, la pensée de l’écriture, ce qui est en jeu dans le geste qui aujourd’hui consiste à écrire l’Afrique, que cette écriture se fasse à partir du continent lui-même, de ses marges, de ses océans, ou de ses multiples ailleurs et diasporas » (Mbeme, 2016). A propos de l’écriture moderne des auteurs de la migritude, citons la jolie phrase de Lydie Moudelino : « la fiction des Afriques rend le continent habité et habitable ». Elle dit également « Pour les afro-descendants, les afropolitains, les afropéens et autres rejetons de l’Empire, la littérature aussi fait penser l’Afrique d’une manière toute particulière » (2016).

Pourquoi écrire en français ?

La langue d’écriture est et reste le français, car c’est l’une des langues d’expression internationale. A ce propos, Achille Mbembe lance, au cours du Colloque au Collège de France :

Combien de temps faut-il pratiquer une langue pour que sa culture devienne la vôtre ? il est temps de les reconnaître (français, anglais, portugais) comme des langues africaines, dénationaliser le français, rejeter ce concept de francophonie qui ne veut rien dire puisque sans l’Afrique, le français est une langue purement ethnique. C’est l’Afrique qui donne au français ses attributs d’universalité (2016).

Sous les applaudissements du public présent, dans ce bel établissement voué à l'enseignement de la connaissance, depuis 1530.

Dans le dilemme langue vernaculaire / langue française, l’auteur malgache Jean-Luc Raharimanana écrit :

ma langue d’écriture ne peut rendre compte de la légende ces Mille Collines. Il me faut alors prendre des détours, tordre cette langue qui a forgé ses mots dans sa terre d’origine, forcément différents de la mienne. Passer par d’autres voies que le sens immédiat. Chercher dans l’image, chercher dans le rythme […] le dépouillement pour atteindre l’universel. L’universel pour atteindre cet être-mien
(Raharimanana, 2016, p. 17).

Il ajoute ensuitequ’il existe un sentiment de libération des auteurs modernes qui utilisent la langue française mâtinée de constructions locales, dans un pur esprit francophone « la langue m’ouvre un monde qui se dilate ».

Mais ces écrivains bilingues ou polyglottes qui écrivent en français, pensent-ils leur œuvre en français ou en vernaculaire ? Comment écrivent-ils leurs deux cultures ? B. Zamenka, cité par Cassiau en 2015 résume que « nous avons commencé de traduire de français en kikongo notre œuvre Bandoki ; la difficulté s’avère plus ardue que lorsque nous l’avons pensé en kikongo et écrite en français » (p. 29).

Le français est largement lié à l’histoire de l’Afrique depuis les premiers temps de la colonie, mais le post-africanisme de construction de l’avenir conserve la langue car elle est celle de l’éducation et de la formation professionnelle de ces constructeurs d’aujourd’hui. Il nous parait logique que ce soit également la langue de l’écriture littéraire qui permet ainsi de passer au-delà des frontières, celles de l’intérieur et de l’extérieur du continent. La difficulté réside, comme le dit B. Zamenka plus haut, dans la transmission culturelle de sa propre identité. Mais n’est-pas là une raison de plus de l’enrichissement de la langue française et son élasticité ? Pour nous la francophonie gagne chaque jour dans cette prise de risque dans l’écriture.

Où placer cette littérature
francophone ?

F. Allouache écrit, dans son mémoire de Master que nous sommes confrontés à une aporie : ou bien les auteurs francophones sont englobés dans la littérature française et c’est leur spécificité qui s’efface, ou bien ils sont désignés ainsi « francophones », par opposition à français, et c’est leur universalité qui est mise en cause. Quadrature du cercle qui renvoie sans doute au lien très fort et étroit qu’entretiennent la nation, la langue et la narration (Allouache, 2010, p. 24).

Mais il se présente ici un grand paradoxe très bien défini par D. Thomas lorsqu’il explique que la littérature africaine est délocalisée et les auteurs « renationalisés », il dit ainsi « où et comment placer les auteurs franco-africains, italo-africains, afro-allemands… qui vivent et écrivent en Europe, contribuent à l’expansion et à l’effervescence d’un corpus diasporique, et à la redéfinition des paramètres de l’identité européenne » (Thomas, 2015) tout en redéfinissant d’ailleurs l’identité africaine elle-même.

Si au début de la diffusion des œuvres celles-ci étaient cantonnées à des sections spéciales de rares éditeurs, comme Présence Africaine (depuis 1947) ou l’Harmattan, on retrouve aujourd’hui de nombreux titres dans de nombreuses maisons prestigieuses telles que Seuil, Gallimard, Flammarion, Lattès, Actes Sud, etc; tandis que dans les pays d’origine de nombre d’auteurs, il n’y a pratiquement plus d’éditions, du moins est-ce le cas de la République Démocratique du Congo, rapporte Christophe Cassiau (2005, p. 119) où la littérature n’a pas de public. Il explique que ce phénomène est lié à l’analphabétisme récurrent, de difficultés financières et matérielles ou culturelles. Le cas semble être récurrent dans de nombreux pays africains, où le livre reste malheureusement un luxe. Le lectorat est donc en Occident et la langue commune est le français, même tropicalisé avec des touches locales. Les crises économico-politiques qui ont secoué l’Afrique ces dernières décennies sont un frein à l’édition, mais non pas à l’écriture. Cette dernière se fera ailleurs, simplement.

La Négritude se transcrivait surtout sous forme de poésie, riche, belle et profonde, transmettant ainsi l’âme africaine. Aujourd’hui, la migritude couvre tous les champs d’expression, que ce soit du roman policier à la biographie, en passant par la philosophie et le roman d’amour, le roman féminin et le fantastique imaginaire. Cette écriture n’est pas centrée que sur l’Afrique ou les Antilles, mais sur le monde entier, là où vivent et rêvent les diasporas.

Les lecteurs

Il y a l’écriture, mais il y a les lecteurs aussi. Toujours au cours de ce colloque au Collège de France, qui décidément s’est avéré d’une très grande richesse, nous pouvons relever ce que disait Lydie Moudileno :

Il me semble que pour ces Noirs de France qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique ou dont le lien avec le pays de certains de leurs ancêtres s’est perdu pour tout un tas de raisons possibles, la littérature donne accès à l’Afrique. Je dirais même que pour ces chercheurs d’Afrique, pour reprendre le titre d’un roman d’Henri Lopes ce n’est pas seulement que la fiction imagine le lieu, c’est véritablement qu’elle tient lieu d’origine. Elle ravive la filiation, elle pourrait même tenir lieu de retour, là où les retours physiques sont impossibles (Moudelino, 2016).

C’est hors de France qu’il faut trouver un semblant de réponse à notre question :

De nos jours, dans le monde anglophone, la littérature dite noire, regroupant Africains, Antillais et noirs de la France métropolitaine, est rarement étudiée comme un champ de production littéraire cohérent et unifié (sauf peut-être dans des universités américaines où l’on enseigne ce qu’on appelle les « Africana Studies ») ; en effet, c’est souvent dans des programmes d’études postcoloniales ou de littérature comparative qu’on analyse ces textes « noirs ». Un mouvement parallèle s’est opéré dans le domaine francophone où la littérature africaine et antillaise se trouve de plus en plus intégrée dans une production francophone plus générale. De tels changements s’expliquent sans doute par un goût critique pour des catégories transnationales indépendantes de critères « raciaux » auxquels auteurs et critiques sont de plus en plus réfractaires (Murphy, 2010, p. 2).5

Dominic Thomas, chercheur à l’UCLA, en 2016 lors du même colloque Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui, au Collège de France, souligne également ce peu d’intérêt envers les littératures africaines et antillaises en France, alors qu’aux États-Unis,
des départements entiers de facultés universitaires s’y consacrent. D’ailleurs, nous-mêmes, dans notre cursus scolaire des années 70 n’avons absolument jamais entendu parlé de la littérature africaine, hormis Léopold Sedar Senghor car il était chef d’État et ami du président Pompidou.

Un essai de sensibilisation à la littérature africaine est apparu dans les manuels scolaires, en 1994-95 pour disparaître l’année suivante. Or nos jeunes Français issus de l’immigration, Afropolitains ou Afropéens, doivent connaître leur patrimoine, quelle que soit l’origine de leur parentèle. Et ceci est d’ailleurs valable pour toute personne, le droit à l’éducation étant inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Citons encore Dominic Thomas :

Le premier ministre Emanuel Valls a évoqué l’existence d’un apartheid territorial, social, ethnique en France et cette situation est aussi évidente dans les universités où l’enseignement de l’histoire africaine est dévalorisé, ou la sous-représentation de la littérature francophone africaine persiste dans les cursus, tout comme l’absence d’écrivains professeurs dans la faculté (2016).

Pour D. Thomas l’ouverture de la chaire de création artistique du Collège de France, en 2015-2016 sous la direction d’Alan Mabanckou est un signe d’ouverture et un appel vers des cursus d’études africaines non pas dans des départements marginalisés, mais dans ces universités prestigieuses et ouvertes.

Un pas en avant, vers la connaissance de l'actuelle littérature non franco-française sera encore franchi en mars 2019, en pleine semaine de la francophonie, lors du discours inaugural donné par l'écrivaine haïtienne Yanick Lahens lors de sa prise en charge de la chaire « Mondes francophones ».

Conclusion

Un auteur peut être local, mais dès lors que son œuvre est écrite, elle devient universelle et ne peut symboliser l’isolationnisme que trop de politiques souhaitent instaurer dans le monde.

Nous soutenons que le terme migritude est celui qui nous paraît le plus approprié, aujourd’hui, pour parler de cette littérature non franco-française, générée par des auteurs multiculturels d’origine africaine et qui ont choisi d’écrire et de transcrire en français. A.Mabanckou dit d’ailleurs à ce propos : « il appartient aux écrivains noirs d’aujourd’hui de penser et de vivre leur identité artistique en pleine lumière ».

Nous voudrions conclure avec quelques extraits de la magnifique déclamation de Marc Alexandre Oho Bambe, dit Capitaine Alexandre, lors du colloque du Collège de France. Ces quelques mots nous ont fait comprendre combien il restait à apprendre de cette Afrique dont quelques infimes gouttes de sang coulent en nous, mais dont l’ignorance est un piège pour l’avenir.

Trimbalé d’utopie en utopie

Noyé dans mes apories

J’ai fini par m’expulser de moi-même

Pour vivre debout Ne pas mourir

Arc-bouté Débouté Dérouté Dégouté

De ne pas avoir osé

Depuis la sève de mes rêves Illumine mon voyage

Et me revient à l’esprit Obsédante cette doctrine de vie

Mélodie bleue que je vous offre en refrain

Ecrire juste Juste écrire Écrire, écrire juste

Juste écrire Juste Écrire, écrire juste

Juste écrire comme d’autres plantent des arbres

Comme d’autres tentent l’impossible Comme d’autres chantent les possibles

Comme d’autres vivent

Afin que l’humain rallume enfin la lumière de ce siècle obscur

J’ai écrit de la poésie Et j’ai fait
un rêve

Oui, moi aussi j’ai fait un rêve Vivre libre

Faire admirer comme giroflée sur terre sombre Ma couleur

Surmonter ma douleur Ne plus survivre dans la pénombre

Mais vivre enfin entre lumière et ombre Expier mon pessimisme

Vomir ma haine Briser mes chaînes

Et apprendre à redire je t’aime

Oui j’ai fait un rêve A’ défaut d’en vivre

Survivre dans mon arbre Dans ce monde à part fantastique

Faire partager ma folle démence Toujours être

Sur le fil Sur le grill Voyager sur le Nil Exercer mon style

Caresser le soleil et faire merveille Repousser les limites de la décence

Et frôler l’indécence Être enseigné à l’école

Et tenter d’être debout D’énivrer comme de l’alcool

J’ai fait un Rêve

Écrire Oui écrire Pour sortir de ma Race humaine

Écrire pour sortir de ma noire couleur

Écrire pour sortir de ma classe bourgeoise

Écrire pour sortir de ma caste de privilégié

Et en rêvant d’écrire Je suis devenu un intouchable

Oui je suis devenu un Intouchable

Et je marche je marche Même quand rien ne marche

Sur les chemins d’orages Et
d’espérance

Ici, on partage le manioc et l’igname des jours

Les sourires vrais qui chantent l’amour

Le soleil de l’art La clarté de l’âme musicienne

Qui ose toujours Ici, comme ailleurs pourtant

La misère qui reçoit les petites gens Mais les casas restent grandes ouvertes

Aux anges et aux passagers des vents voyageurs

A la recherche du temps et du sens perdu

Ici, nos différences osent et causent En connaissance de cause

Et chaque instant s’éternise

En prose dans l’éloquence

Du silence des poèmes cachés Sous nos paupières closes

(...) je suis chez moi ici Je me sens chez moi aussi

Ce n’est pas moi qui le dis Mais la cachaça, le rhum

Le prestige de l’amitié Ces nouveaux frères Ces nouvelles sœurs de par le monde

Qui m’accueillent et m’invitent
A lever mon verre et trinquer

A la beauté rebelle des lunes orangées

(…)

Ici, on partage le manioc et l’igname des jours Des sourires vrais qui chantent

De l’amour Le soleil de l’art La clarté de l’âme Musicienne

Qui ose Toujours Ici Oui, ici, on partage l’afroptimisme

Notes

  1. Selon les éléments donnés par le professeur du cours M. Clément Dili Palaï, Professeur des universités/Littératures africaines et francophones, Université de Maroua (Cameroun).
  2. Id. p. 178 « Burying Senghor along with Negritude came from the error of treating both as one and the same ideological racial-cultural monolith. In salvaging Senghor from Negritude the first move to make is, I believe, to unpack Negritude into two distinct but partially related doctrines. The second move is to fortify the resurrected Senghor with a new concept called Post-Africanism. »
  3. Id. p. 179 « mobilised aesthetics – art, poetry, music – and assigned to it the vital preparatory role of transfiguring the past for the purpose of existentially reassuring Africans as to the inherent validity and honour of their own civilisation. »
  4. E. Glissant : extrait du Traité du Tout-Monde (1997), d. Gallimard, repris ici dans le n.º 22 Le Point, hors-série, p. 77.
  5. D. Murphy (2010), p. 2 dans Colloque international de littérature organisé en partenariat par le musée du quai Branly et la Bibliothèque nationale de France (29-30 janvier 2010).

Bibliographie

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